Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

samedi, juillet 23, 2011

AÏDA


LE TRIOMPHE D’ ORANGE

Aïda, de  Guiseppe Verdi,
livret d’Antonio Ghislanzoni d’après le texte de Camille du Locle
Chorégies d’Orange
En coproduction avec le Festival de Massada (Israël)
12 juillet 2011
L’œuvre
Sur commande du Khédive d’Égypte pour son opéra du Caire flambant neuf qui avait fêté l’ouverture du Canal de Suez en 1869 avec Rigoletto, Verdi compose un opéra « égyptien », Aïda, créé en 1871. Malgré la caution archéologique du grand égyptologue Mariette, comme je l’ai déjà dit, le livret de Camille du Locle est d’une plaisante invraisemblance de situations que sauve la musique de Verdi, qui ne ment humainement jamais.
En effet, un général égyptien, Radamès, dédaignant une aimante princesse promise au rang de Pharaon, Amnéris, pour l’amour d’une esclave éthiopienne, dont il ignore qu’elle est fille d’un roi prisonnier incognito, ça ne court pas les pyramides. Et la fameuse « scène du Nil » ? Aïda, surveillée par son père Amonasro, attend son amant, surveillé par la jalouse Amnéris, elle-même suivie du Grand prêtre ; les plans de l’armée égyptienne imprudemment éventés par l’imprudent général aux oreilles avides du roi éthiopien qui laisse imprudemment éclater sa joie et son identité, bref, tout le monde se retrouvant, sans qu’on sache comment, au même endroit, est un ressort digne des vaudevilles de l’époque (et de la tragédie classique française avec son anonyme hall où amis, ennemis, passent et repassent pour trépasser poliment en coulisses). Et que dire de la fin ? Radamès condamné pour trahison à être emmuré vivant, a la surprise de retrouver Aïda dans sa tombe close. Du romanesque facile rejeté à des milliers d’années en arrière. Mais, sublimant ces extravagances, la musique de Verdi, inventive de bout en bout, abandonnant les airs à coupe traditionnelle pour une déclamation plus souple et expressive, transcende tout et crée une vérité humaine indiscutable : sensualité de l’amour de Radamès, jalousie et révolte d’Amnéris, déchirements d’Aïda entre son amour pour le vainqueur et sa compassion envers ses frères de race vaincus, sa nostalgie d’exilée par force, arrachée par la violence de la guerre au pays natal et, enfin, sublime duo final, murmuré, d’adieu à la vie, à la terre, des amants condamnés, tendu par la déploration bouleversante d’Amnéris. C’est universel, banalement, et cruellement humain.
La réalisation
Charles Roubaud est un habitué des lieux et, avec son équipe presque habituelle, tout aussi habituée que lui, joue et déjoue les contraintes du théâtre antique. Ici, il ramène l’antiquité de l’action à une proximité pourtant ancienne : l’époque du percement du Canal de Suez qui motiva la création de l’œuvre, au temps du khédive Ismaïl Pacha : les uniformes des puissances étrangères européennes en arrière plan lors de la scène du triomphe, Anglais, Français et sans doute Allemand, derrière le faste et le décorum de la célébration mondaine et politique, donnent la mesure des enjeux coloniaux, économiques donc, de l’époque qui réactualisent la mythique et mystificatrice guerre entre Égyptiens et Éthiopiens du livret.
Emmanuelle Favre signe une simple et efficace scénographie : quatre sphinx gardiens de l’ordre politique, patriarcal, et du harem, une tribune officielle pour le triomphe des grands de ce monde, dégageant le vaste plateau pour la danse noire des vaincus, les Éthiopiens, désordonnée, désespérée, défaite devenue spectacle, divertissement d’esclaves à leurs nouveaux maîtres, mais danse à la fois fière, farouche et affolée, sur laquelle passe le souvenir des désastres récents : saisissant moment et mouvement final arrêté frissonnant d’horreur, une réussite (Jean-Charles Gil).
Avec une réelle virtuosité dans la projection d’images vidéos remarquables (Nicolas Topor), Roubaud habille l’immuable mur finalement plastique du théâtre antique, d’arcs en fer à cheval festonnés, de moucharabiehs ombreux  d’architecture musulmane : sur le papyrus de pierre du passé égyptien, l’onirique projection d’un futur lointain. Les admirables lumières bistre, cannelle (Avi-Yona Bueno) donnent à l’ensemble des teintes générales d’estampe ancienne fanée, de déguerréotype, ou de vieille photo jaunie et roussies par le temps, avec des profondeurs mystérieuses de seconds plans picturaux, creusés de rouges à la Delacroix. Les violets jouent avec les costumes somptueux de Katia Duflot et ces hommes bleus du désert à la parade. Le harem, paradoxalement plus lumineux, roseurs de chair féminine à l’étal ou en réserve, avec ces grands coussins, ces carreaux à carreaux ou mouchetés, on ne sait de loin, orangés, c’est le rêve oriental masculin des peintures du XIX e siècle, la colonisation érotique par un trou de la serrure à l’échelle titanesque d’Orange.

Interprétation
Orange, ce n’est pas seulement un lieu, c’est aussi une atmosphère, un climat : au sens propre et au figuré. Au théâtre grandiose qui défie le temps répond la grandeur et la misère de la température, les caprices du temps. Sec, contrairement à Aix, les harmoniques ne s’estompent pas ici; par mistral, les voix et les voiles s’envolent, mais semblent prendre part au jeu, défi magistral, combat magnifique, épique souvent. Ce soir, temps humide nuages menaçants, filtrant quelques gouttes. La fête musicale commence et la sensation que, luttant contre la pesanteur la lourdeur de l’air, les notes s’y fraient un passage, s’y difractent, y sonnent, résonnent, auréolées comme l’eau au-dessus des cascades : une douceur ouatée irisée dans l’air moite. Le quatrième acte, hélas, sera interrompu, par la pluie bien que le chef, avec vaillance soit allé, malgré les exhortations de la sécurité, jusqu’à la dernière note, les premières gouttes insistantes et persistantes de la pluie, nous préservant entier le troisième acte. Mais les mouvements du public, applaudissant avec gratitude, ont tout du regret et rien de la mauvaise humeur intempestive contre le temps et moins, contre le lieu.
L’Éthiopienne Aïda, beau port majestueux, sombre et somptueux navire fatal du bleu des mers et des naufrages, c’est encore Indra Thomas, qui chanta le rôle ici même. On la retrouve avec plaisir mais pas toujours avec bonheur à comparer la voix d’aujourd’hui à celle d’antan, le temps ne passant pas en vain pour personne et n’épargnant pas les artistes, par ailleurs engagés des années à l’avance. Son timbre fruité garde son doux murmure élégiaque, nostalgique et pacifique, servant mieux les moments de tendresse et de détresse que le dramatique « Ritorna vincitor » ; les sons filés, les demi-teintes, les pianissimi sont toujours là, mais dans une certaine instabilité, avec des aigus risqués qui, finalement, la fragilisent et rendent plus émouvante encore. Face à elle, Ekaterina Gubanova campe une Amneris éclatante et arrogante de santé vocale, beau mezzo aisé, égal, cuivré ou sombre selon les moments, doucement insinuante et perfide. Entre les deux, Carlo Ventre est un Radamès vaincu par l’espace et le grand air : non que la voix n’ait des qualités mais un médium fatigué ne lui permet pas d’assurer l’éclat des aigus du guerrier triomphateur et destabilise forcément son jeu.
En revanche, et quelle revanche du vaincu, nouveau venu à Orange, le Polonais Andrezj Dobber y triomphe en Amonasro, voix de baryton d’airain, au jeu puissant et convaincant. La belle et poétique scène d’adoubement du général avant la guerre est l’occasion d’admirer la prêtresse d’Isis remarquable de Ludivine Gombert et de retrouver avec émotion en Ramfis, grand prêtre d’Amon, Giacomo Prestia, tenue de ligne toujours superbe et voix profonde, tandis que la forte voix de Mikhail Kolelishvili en Pharaon est malheureusement incompréhensible. Par contre, le messager du ténor du CNIPAL Julien Dran est digne d’éloge. Les masses chorales nombreuses sont parfaitement maîtrisées (chœurs des opéras de Nice, d’Avignon, de Nantes et de Tours).
La scène du triomphe, avec trompettes spatialisées en écho dans le théâtre est une réussite à laquelle on s’habitue à tort car, à cru, cette fausse simplicité est d’une redoutable difficulté. À la tête de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, Tugan Sokhiev se taille aussi un triomphe justifié : toujours en tension physique et attention aux chanteurs, il déploie la large et somptueuse palette verdienne, grandiose et intime, sans une faille. Il ne cédera, bataillant jusqu’au bout, qu’au temps adverse orageux.
En cette année du quarantième anniversaire des Chorégies, c’est le triomphe d’Orange, qui surmonte le temps et ses inclémences.
Orchestre National du Capitole de Toulouse ; hœurs de l’Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 
d’Angers-Nantes Opéra, de l’Opéra de Nice et de l’Opéra de Tours.
Direction musicale : Tugan Sokhiev 

Mise en scène Charles Roubaud 
Chorégraphie Jean-Charles Gil* 
Scénographie Emmanuelle Favre ; 
costumes Katia Duflot ; lumières : Avi-Yona Bueno ; vidéaste Nicolas Topor.
Distribution  : Aïda : Indra Thomas ; 
Amneris : Ekaterina Gubanova ; la Prêtresse :  Ludivine Gombert ; Radamès : Carlo Ventre ; 
Amonasro : Andrezj Dobber ; 
Ramfis : Giacomo Prestia ; L
e Pharaon : Mikhail Kolelishvili ; un messager : Julien Dran.
Photos : Philippe Gromelle
1. Indra Thomas et Ekaterina Gubanova ;
2. Carlo Ventre et Indra Thomas ;
3. Un rêve oriental masculin : le harem ;
4. Scène de triomphe.


mercredi, juillet 06, 2011

Le Cid (Autour des personnages)

LE CID DE MASSENET À L’OPÉRA DE MARSEILLE
(I)
LE CID*
Événement lyrique à Marseille, en France et dans quarante pays, le Cid de Massenet.
Le livret est tiré de la pièce de Corneille de 1636. Qui la tire des deux pièces du dramaturge espagnol Guillén de Castro, Las Mocedades del Cid (1618) qui les tire du romancero, qui le tire de la chanson de geste El cantar de myo Cid du XII e siècle (vers 1140) qui narre les exploits de ce héros historique, national, épique de l’Espagne du XIe siècle. Remontons donc à la source. Qui était le Cid ?
LE CID
Un vrai personnage historique dont témoignent les chroniques chrétiennes et arabes dans cette Espagne médiévale où les royaumes chrétiens du nord ne cessent de repousser et de grignoter, conquérir, les principautés musulmanes, les taïfas, très opulentes mais affaiblies, durant cette longue croisade qu’on appelle la Reconquista, la reconquête.
Celui que les maures d’Espagne qu’il combat appelleront le Cid, Sidi), ‘seigneur’ pour sa noblesse et sa magnanimité en signe de respect, s’appelle Ruy Díaz de Bivar (Ruy est le prénom Rodrigo abrégé devant les noms toujours à rallonge, Ruy Blas, de V. Hugo, c’est aussi Rodrigo Blas). Il naît près de Burgos, dans la Vieille Castille (1030/1040-1099). Il est infanzón, c’est-à-dire de petite noblesse, mais comme souvent tout petit nobliau, il est envoyé à la cour où il s’élève avec les infants, les fils du roi, pour y servir probablement de page avant d’être écuyer et, finalement, être armé chevalier.
Campeador
Pour sa force et sa bravoure, il deviendra la champion du roi de Castille, c’est-à-dire celui qui le représentait dans des combats singuliers contre un autre champion d’un autre monarque, ce qui permettait de régler un conflit par un duel à outrance, à mort, entre deux hommes lieu d’une coûteuse guerre ouverte entre deux armées. Cela lui vaudra le nom de Campeador, celui qui triomphe sur le champ de bataille.
Cantar de mío Cid
Un siècle après sa mort il est le héros déjà légendaire d’une célèbre chanson de geste, La chanson du Cid, dont la première partie, celle traitant de sa jeunesse est perdue. La seconde commençant par son exil de Castille.
À la différence de la française Chanson de Roland, où le héros, blessé à mort à Roncevaux, soufflant dans son olifant pour prévenir Charlemagne, parvient encore à tuer des milliers de maures, loin de cette exagération épique, la geste espagnole du Cid est réaliste, concrète, proche de la vérité historique. On a pu vérifier historiquement l’itinéraire parcouru par le Cid et ses conquêtes. Il est célébré, pour sa droiture, sa générosité et, dans cette chanson de geste, il manifeste trois grandes qualités qu’on lui reconnaît : il est le bon vassal, fidèle même à son injuste et ingrat suzerain (il fera pour lui la conquête de Valence bien qu’il l’ait exilé), il est bon mari (il respecte et protège Chimène) et bon père : il aime ses deux filles, Doña Elvira et Doña Sol.
Il les mariera à deux infants détestables, qui pour l’humilier car il est moins noble qu’eux, dénudent leurs femmes, les fouettent, les attachent à un arbre et les abandonnent en pleine steppe castillane. On imagine le Cid, au sommet de sa gloire, avide de vengeance, poursuivant ses gendres vils et lâches. Non, il est légaliste et ne requiert pas le sang mais la justice du roi devant lequel il porte plainte. Les infants infâmes seront châtiés, mais non par lui. Le Cid épique est un grand héros qui a quelque chose de bourgeois dans sa modération.

LE CID (personnages historiques et légendaires)


LE CID
(II)

(Autour des personnages)
CHIMÈNE, URRAQUE
Chimène est tout sauf une faible femme. On l’a vu à propos de sa demande de vengeance au roi contre Rodrigue, qui a tué son père.
Mais une fois mariée, aimée et aimant son époux, elle ne récrimine pas moins contre le roi qui accapare trop le Cid pour ses guerres, la délaissant.
Enceinte du Cid, Chimène écrit vertement au souverain dans ce romance que je traduis* :


Pardonnez, mon beau Seigneur,/ si je parle franchement :
En ayant gros sur le cœur,/ je ne sais faire autrement.
Quelle loi du ciel ou sur terre/ vous permet pour un si long temps
Qu’il y a que durent vos guerres /de m’ôter un époux aimant ?
Lorsque enfin vous le lâchez, /il est si couvert de sang
Qu’il fait peur à regarder /tant il paraît répugnant,
Et, à peine dans mes bras,/ il s’endort incontinent,
Rêvant toujours de combats/puis repart soleil levant,
En sorte qu’il sert mieux son roi/ qu’il ne sert femme et enfant,
Laissant dans le désarroi/ ce pauvre manoir vacant.
Pleurant, je l’obtins de vous,/ dans ma solitude pensant
Gagner un père, un époux : / l’un est mort, l’autre est absent.
Comme c’est mon seul trésor/ que vous m’ôtez cruellement,
Tout comme s’il était mort,/ je le pleure tout vivant.
Si c’est pour mieux l’honorer,/ cela suffit maintenant :
Je préfère moins d’honneur/ et un mari plus présent.

Elle finit par une sorte de chantage sentimental :

Je suis enceinte, Seigneur,/ j’entre à neuf mois à présent
Et peuvent causer malheur/ tous ces pleurs que je répands.




RÉPONSE DU ROI À CHIMÈNE
J’entends les griefs contre moi/ dans ce que vous m’écrivez,
Causés par le noble emploi/ qu’à Rodrigue j’ai donné.
Vous dites qu’il laisse les armes, /quand son roi le lui permet,
Indifférent à vos charmes/ tant il rentre exténué
Et que votre âme regrette/ que votre époux, harassé,
Au lieu de vous faire fête,/ s’endorme à votre côté.

Il fait cette remarque ironique :

Si enceinte, belle dame,/ de ce bon Cid vous n’étiez,
Je croirais de son sommeil /ce que m’en avez conté.

j’emploie Rodrigue à la guerre: / il a pu s’y distinguer.
Ce n’était qu’un hidalgo/ et que vous beaucoup moins né,
Mais il est monté si haut/ qu’il a su vous mériter.
De Burgos à Valladolid,/ on l’acclame désormais
Par le nom glorieux de Cid/ que les maures lui ont donné.
Cependant, sans époux /alors que vous accouchez,
Vous aurez auprès de vous/ votre roi attentionné.
J’arrête ici cette lettre, / mais sans cesser de prier
Que vous assiste la Vierge /à votre heure d’accoucher.

L’INFANTE URRAQUE
Mais qu’en est-il de l’Infante Urraque dont nous parle longuement le romancero et que Guillén de Castro, que suit Corneille, fait une amante malheureuse de Rodrigue, mais qu’on oublie un peu. C’est un personnage extraordinaire, le plus original du drame, une féministe avant l’heure. Revenons un peu en arrière.
Le jeune Rodrigue est armé chevalier par le roi, assisté de la reine et de l’Infante Urraque : c’est dire qu’on l’a distingué. Cette princesse semble avoir eu des vues sur lui, le petit nobliau : non pas une mésalliance, mais une alliance avec ce jeune guerrier prometteur qui peut se tailler un royaume chez les maures. Car il faut savoir que, pour ne pas morceler les héritages qui revenaient à l’aîné, on mettait les cadets dans les ordres ou on les envoyait faire fortune à la guerre. Quant aux filles, pour éviter les exorbitantes dots, on les mettait au couvent. L’une des infantes y sera cloîtrée, on n’en parlera plus.
Or, le roi Ferdinand 1er de Castille, vient d’unifier sous sa couronne une grande partie de l’Espagne chrétienne du nord. Mais, par testament, il morcelle son récent empire en le partageant entre ses trois fils, oubliant ses filles. Avec la conscience tranquille du devoir paternel accompli, le voici qui meurt paisiblement devant sa cour, son clergé. Mais voici Urraque qui fait irruption dans la chambre mortuaire, y portant le scandale avec ces provocantes paroles que nous rapporte le romancero que je traduis :
- Vous voulez mourir, mon père ?/ que saint Michel ait vôtre âme !

Balancée cette rude formule de politesse, la mort d’un roi guerrier est l’affaire de l’Archange guerrier, pas la sienne, sans autre forme d’émotion, Urraque se lance dans la contestation du testament :

Vous faites don de vos terres / par caprice et par toquade :
À don Sanche, la Castille,/ Castille de haut parage
À don Alphonse, Léon, / avec Asturies et Sanabre,
À don Garcí, Portugal,/ et la Galice appréciable,
Et moi, parce que suis femme, / vous m’ôtez mon héritage !

Voilà le crime du vieux roi. Un « hidalgo », c’est le ‘fils de quelque chose’, cette chose, dont on est le fils, c’est la terre dont on porte le nom, la particule « de » attestant la possession : duc, comte de… Être sans terre, au Moyen-Âge, c’est donc être rien, n’avoir ni feu ni lieu. Urraque en tire la choquante conséquence : puisqu’elle n’a aucune terre à elle, elle ne peut qu’aller de terre en terre, errer, seulement propriétaire de son corps, dont elle disposera à son gré comme le roi de ses terres, avec un subtil distinguo religieux que je laisse apprécier :

J’irai donc de terre en terre/ dans l’erreur de femme errante
Et ferai don de mon corps/par caprice et par toquade,
Aux chrétiens, gracieusement,/ et aux Maures, pour le vendre.

Elle ajoute l’injure à l’outrage puisque, bonne fille, elle ne répond pas au mal de son père par le mal, puisque, l’argent gagné en se prostituant avec les riches musulmans, dit-elle, elle l’emploiera:

Afin de dire des messes /pour le salut de votre âme.

L’âme du roi en a sans doute bien besoin après ce à quoi il réduit sa fille. En tous les cas, le moribond semble arraché de sa léthargie par ces violentes paroles :

Le roi demanda alors:/ - Qui est celle qui ainsi parle !
l’archevêque répondit:/ - Votre…fille, doña Urraque…
- Silence, fille, silence !/ Ne dites chose semblable !
Car femme qui parle ainsi/ mérite que le feu l’arde !

Mais Urraque ne sera pas punie du bûcher : in extremis, le roi son père lui laisse en apanage la ville forte de Zamora avant de mourir. Ce qui va causer une tragédie fratricide.
Le roi à peine mort, don Sanche, l’aîné, devenu roi de Castille, pour réunifier le royaume au nom du droit d’aînesse attaque ses frères, aidé par le Cid qui est son vassal. Garcí est battu, enfermé dans une prison dont il ne sortira plus jamais. Le cadet, Alphonse, battu aussi, s’enfuit à Tolède où le roi musulman lui accorde l’asile (il en fera la conquête plus tard).
Et voici le Cid, chef des armées de don Sanche son suzerain, faisant le siège de Zamora où règne l’infante Urraque dont il fut sans doute le fiancé. Au plus fort d’une attaque presque victorieuse, imaginez Urraque, en plein combat, surgissant dans une barbacane, une tour avancée de la ville assiégée, et arrêtant l’assaut du Cid par ces paroles violentes de reproche et de tendresse, comme une parenthèse de paix évoquant leur passé sentimental au milieu de la guerre :

- Arrière, arrière, Rodrigue, / Castillan plein d’arrogance !
tu devrais te souvenir/du doux temps de notre enfance,
où l’on t’arma chevalier/ devant l’autel de Saint-Jacques,
que le roi fut ton parrain, / toi, Rodrigue, jeune page ;
ma mère t’offrit le cheval, / mon père t’offrit les armes,

Et, après l’évocation de ce que l’ingrat Rodrigue doit à ses parents, Urraque évoque cette image de dévotion amoureuse pour ce jeune héros, elle, l’infante, à genoux devant lui, le petit nobliau :

Je te mis éperons d’or/ pour que ta gloire fut plus grande,
Pensant t’avoir pour époux…

Et elle soupire amèrement au souvenir de ce qui se passa, elle évoque l’image de la rivale Chimène et, peut-être un calcul intéressé de Rodrigue préférant une riche héritière à une infante déshéritée :

/ Hélas, je n’eus cette chance !
Tu me préféras Chimène, /fille du comte Loçane ;
Elle t’apportait l’argent,/ je t’apportais la puissance.
Au profit d’une vassale, / tu délaissas une infante.

L’effet est radical chez le Cid assaillant qui accuse le coup :

Rodrigue, entendant ces mots, / se tourne avec deuil immense :
- Arrière, arrière, les miens, / mes chevaliers, ma piétaille !
Rude flèche j’ai reçu / du haut de la barbacane ;
L’haste n’avait point de fer / mais m’a percé de sa lame.
Rien ne pourra plus guérir/ la blessure de mon âme.

À partir de là, le Cid refuse de porter les armes contre Zamora. Mais le roi Sanche de Castille, qui attaquait frères et sœur, est assassiné, sans doute à l’instigation d’Urraque, avec la complicité probable d’Alphonse qui devient l’hériter de tous ces royaumes. Le Cid lui demande alors de jurer publiquement qu’il n’est pas régicide. Le roi s’exécute et exile le Cid, qui entre dans une autre légende en partant conquérir Valencia pour son monarque ingrat.
Urraque règne avec son frère cadet et certaines chroniques et légendes avancent même, qu’à la façon des pharaons égyptiens et selon une tradition zoroastrique, elle l’aurait épousé pour assurer son pouvoir.
Voilà l’héroïne un peu oubliée par Corneille et Massenet à laquelle je tenais à rendre hommage.

Mes traductions des romances sont parues dans les Cahiers d'études romanes,II, 1976, Université de Provence I.
Photos Christian Dresse :
1. Chimène heureuse (Béatrice Uria-Monzon);
2. Chimène déchirée.

mardi, juillet 05, 2011

LE CID de J. Massenet


(III) 
LE CID
Opéra en quatre actes,
Musique de Jules Massenet (1842-1912),
livret d’Adolphe D’Ennery, Louis Gallet, Edouard Blau,
d’après Le Cid de Pierre Corneille
Création à Paris le 30 novembre 1885
Nouvelle production
OPÉRA DE MARSEILLE
26 juin 2011

À l’Opéra, on chante, mais le Ministre de la Culture, présent, a dû déchanter ou, plutôt, chanter, devant la télé, les louanges de cet Opéra qu’il dénigrait il y a peu : reniement de ses propos critiques ou, plutôt politique façon de récupérer un évident succès ? Car, indiscutablement, l’événement lyrique en France, en clôture de saison, aura été Le Cid, de Massenet. Diffusé le 17 juin en direct et simultané sur Mezzo et Mezzo live HD dans quarante pays et retransmis gratuitement sur écran géant. France-Télévisions retransmettra encore l’événement courant juillet. France-Musique en fera la premier opéra diffusé de la rentrée.
 
 L'ŒUVRE
Le livret est tiré de la pièce de Corneille de 1636, en gros. Les librettistes de Massenet, tout en utilisant des éléments de G. de Castro (Rodrigue armé chevalier, voix de saint Jacques) respectent assez bien le texte de Corneille, en conservant certains vers fameux, mais au risque de la frustration d’un public qui en connaît d’autres évaporés. Étrangement, une scène se déroule à Grenade, manifeste écart historique et le roi en question est Alphonse VI, en réalité, Ferdinand I er. Cela dit, ce n’est pas indigne, tout en sacrifiant beaucoup aux effets de masse, chœurs et ballet, du grand opéra historique français. Pour le héros historique et légendaire, voir les deux articles précédents.

RÉALISATION
Guère classique, la mise en scène de Charles Roubaud pouvait surprendre : le Cid médiéval du XI e siècle, sans armure, cotte de maille ou heaume, est transposé dans une époque contemporaine de ce qu’on nomme « la transition » espagnole, moment historique clé où, avec la passation du pouvoir, le jeune roi Juan Carlos, se débarrasse délicatement du vieil appareil franquiste de plomb au profit de jeunes élites libérales, faisant basculer l’Espagne dans la démocratie et la modernité. Roubaud argumente  finement son propos sur la situation de la France du Cid de Corneille de 1637, époque où Richelieu, sous couvert de Louis XIII, se débarrasse de l’encombrante vieille féodalité, travail en réalité mené à son terme par Mazarin et Anne d’Autriche, l’Italien et l’Espagnole, luttant contre la Fronde des Princes, créant la France moderne. Ce serait, pour Roubaud, l’une des explications de l’opportunisme du jeune roi qui, loin de céder aux cris de vengeance de Chimène contre le meurtrier de son père, le puissant chef du clan de la vieille noblesse arrogante, utilise le jeune chevalier Rodrigue pour ses desseins nouveaux, en profitant pour marginaliser la clique de généraux facilement factieux.
Historiquement, il est vrai que le roi Ferdinand I er, profita de la mort de son champion, le jusque-là invincible Comte de Gormas pour le remplacer par le tout jeune vainqueur, le chevalier Rodrigue de Bivar, d’une noblesse moins haute et moins remuante. Mais on peut douter que le gros du public du marseillais soit au fait de ces subtilités de l’histoire française pour le XVII e et pour les espagnoles du XI e siècle.
Cependant, ce propos, perçu ou non, est servi par un dispositif scénique d’Emmanuelle Favre d’un grand raffinement : une stylisation des Cortes, le Parlement espagnol, avec ses tribunes en amphithéâtre, son lion de bronze extérieur ici enclos sous le drapeau de la Castille et Léon. Tons fauves fondus (pardo , dit-on en espagnol, comme le nom même du Palais Royal) couleurs des uniformes, plus nombreux que les civils dans ce régime encore militaire. Fauteuils de cuir, boiseries des portes acajou, teintes beiges, havanes, bistres. Les teintes générales jouent admirablement avec les couleurs marron glacé de l’Opéra, ainsi que la vaste fenêtre ombreuse de Chimène, aux métalliques broderies Art Déco des rampes et balustres de l’entrée et du foyer. C’est, en somme, assez subtilement hispaniques sans hispanisme forcé.
Les costumes élégants de Katia Duflot se lovent amoureusement dans cette élégance discrète, robes blanches des dames avec grande peineteta (grand peigne) et mantille, puis coloris délicats de gris, beige, pastel délicats, et quelques notes colorées à la fin, dont le drapeau monarchiste rouge et or. Les lumières de Jacques Rouveyrollis feutrent doucement cette ambiance à la fois de fastueuse cour mais de lice politique et guerrière de grands fauves. Fort heureusement, les uniformes franquistes de l’état-major, ambiance du coup d’état marocain de Franco, se neutralisent de foulards rouges républicains.
L’un des mérites de Roubaud, c’est, finalement, vues les contraintes vocales extrêmes de l’œuvre, la souple liberté qu’ils laisse aux interprètes. La scène de Chimène rentrant seule chez elle, en deuil, lunettes noires, se dépouillant lentement, avec ses voiles et vêtements, de ces contraintes de la rigide étiquette extérieure espagnole, du pesant regard des autres, est une réussite : dans cette pénombre si espagnole, en combinaison, presque nue, libérée de la rigidité verticale imposée par le monde, elle laisse parler sa vérité intime et couler ses larmes, blottie horizontalement dans un canapé comme une enfant sans appui. Béatrice Uria-Monzon, au visage si expressif d’une émotion à l’autre, de l’attendrissement amoureux en feuilletant un album photo, au retour à la tragique situation, est bouleversante de beauté fragile et de grandeur vocale adoucie de nuances tendres et douloureuse. L’arrivée de Rodrigue, qu’elle reçoit, à sa honte -vite dépassée- dans cet état non apprêté physiquement et sentimentalement, dans la vérité des amants, des amoureux, est une scène d’une intensité rare et emporte la salle d’émotion et d’admiration.

INTERPRÉTATION
Musicalement, l’œuvre est somptueuse, riche en cuivres guerriers. Mais, est-ce la chaleur ? il a semblé parfois que le chef Jacques Lacombe insistait sur les rythmes martiaux, nombreux, il est vrai, comme emporté par la verve militaire, du moins dans la première partie, retrouvant des accents plus intimistes ensuite et une rigueur et précision des plus homogènes sur l’ensemble de la partition. Habilement intégré à l’action, le chœur (Pierre Iodice) existe presque comme personnage.
On s’étonne que le Comte (toujours remarquable Jean-Marie Frémeau) avec ses cheveux blancs, soit beaucoup plus vieux que Don Diègue qui se lamente sur la « vieillesse ennemie », campé par un solide Francesco Ellero-d’Artegna, desservi par le français qui dérange la ligne de chant, qu’on admire en revanche chez Bernard Imbert (saint Jacques et l’émissaire maure). Saluons encore Paul Rosner et Frédéric Leroy en nobles castillans. Kimy Mc Laren est une délicieuse infante fruitée et l’on regrette le rôle réduit, contrairement à la réalité du personnage historique. Franco Pomponi est un roi élégant mais un peu neutre dans ce rôle ingrat et bien jeune pour être le père de l’Infante.
Mais tous les Marseillais, pressés à l’Opéra et les huit mille empressés sur la place Bargemon où l’écran géant projetait en direct le spectacle, auront eu pour Rodrigue les yeux de Chimène comme on disait au Grand Siècle, bref pour Roberto Alagna, vrai Campeador, au charisme de rock star bon enfant souriant : on a peur au début pour son premier air à froid aux aigus aussi acérés que ceux de la lame de son épée. Mais il les affronte avec une vaillance héroïque d’acier trempé et affole une salle en délire, résistant, à genoux, aux suppliques de « bis ». Et toujours cette impeccable diction.
Mais, quand Chimène est chantée par Béatrice Uria-Monzon, on est assuré aussi de l’inverse : on a eu les yeux de Rodrigue pour cette Chimène-là. À sa noblesse naturelle, à sa dignité physique, la grande mezzo, qui évolue en soprano dramatique Falcon, atteint ici une grandeur épique : la voix est souvent sur la corde, avec la prudence du mezzo forte, mais le timbre est toujours charnu, sensuel et les aigus terribles sont vaillamment attaqués avec franchise et sortent avec éclat et plénitude dans le forte. Elle bouleverse dans « Pleurez, mes yeux… » et on n’oublie pas son air des larmes dans sa Charlotte du Werther du même Massenet.
On rêve d’avoir cette magnifique production en DVD pour ceux qui, par malchance, ne l’auraient ni vue sur scène ni sur les écrans grands et petits des retransmissions.
Le Cid
de Jules Massenet
Orchestre et Chœur de l'Opéra de Marseille (Pierre Iodice)
Direction musicale Jacques Lacombe
Mise en scène Charles Roubaud ; assistant à la mise en scène Bernard Montforte ; décors Emmanuelle Favre ; costumes Katia Duflot.
Distribution :
Chimène : Béatrice Uria-Monzon ;  l'infante : Kimy Mc Laren ; 
Rodrigue : Roberto Alagna ; Don Diègue : Francesco Ellero d’Artegna ; le roi : Franco Pomponi ; Don Gomès : Jean-Marie Frémeau, Don Arias : Paul Rosner ; Don Alonzo : Frédéric Leroy ; Bernard Imbert : Saint Jacques de Compostelle, l’émissaire Maure.
Opéra de Marseille, 17, 20, 23, 26 juin 2011.

Photos : Christian Dresse.
1. Les Cortes ;
2. Les mants déchirés ;
3. La joie de l'amour retrouvé dans la victoire nationale.

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