Critiques de théâtre, opéras, concerts (Marseille et région PACA), en ligne sur ce blog puis publiées dans la presse : CLASSIQUE NEWS (en ligne), AUTRE SUD (revue littéraire), LA REVUE MARSEILLAISE DU THÉÂTRE (en ligne).
B.P. a été chroniqueur au Provençal ("L'humeur de Benito Pelegrín"), La Marseillaise, L'Éveil-Hebdo, au Pavé de Marseille, a collaboré au mensuel LE RAVI, à
RUE DES CONSULS (revue diplomatique) et à L'OFFICIEL DES LOISIRS. Emission à RADIO DIALOGUE : "Le Blog-notes de Benito".
Ci-dessous : liens vers les sites internet de certains de ces supports.

L'auteur

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Agrégé,Docteur d'Etat,Professeur émérite des Universités,écrivain,traducteur,journaliste DERNIÈRES ŒUVRES DEPUIS 2000: THÉÂTRE: LA VIE EST UN SONGE,d'après Caldéron, en vers,théâtre Gyptis, Marseille, 1999, 2000; autre production Strasbourg, 2003 SORTIE DES ARTISTES, Marseille, février 2001, théâtre de Lenche, décembre 2001. // LIVRES DEPUIS 2000 : LA VIE EST UN SONGE, d'après Calderón, introduction, adaptation en vers de B. Pelegrín, Autres Temps, 2000,128 pages. FIGURATIONS DE L'INFINI. L'âge baroque européen, Paris, 2000, le Seuil, 456 pages, Grand Prix de la Prose et de l'essai 2001. ÉCRIRE,DÉCRIRE L'AMÉRIQUE. Alejo Carpentier, Paris, 2003, Ellipses; 200 pages. BALTASAR GRACIÁN : Traités politiques, esthétiques, éthiques, présentés et traduits par B. Pelegrín, le Seuil, 2005, 940 pages (Prix Janin 2006 de l'Académie française). D'UN TEMPS D'INCERTITUDE, Sulliver,320 pages, janvier 2008. LE CRITICON, roman de B. Gracián, présenté et traduit par B. Pelegrín, le Seuil, 2008, 496 p. MARSEILLE, QUART NORD, Sulliver, 2009, 278 p. ART ET FIGURES DU SUCCÈS (B. G.), Point, 2012, 214 p. COLOMBA, livret d'opéra,musique J. C. Petit, création mondiale, Marseille, mars 2014.

mardi, février 22, 2011

EUGENE ONEGUINE

 
EUGENE ONEGUINE
Livret de Constantin Chilovski
et Piotr-Ilyitch Tchaïkovski,
d’après le roman de Pouchkine,
musique de Tchaïkovski,
production de l’Opéra-Théâtre de Metz,
 Opéra-Théâtre d’Avignon
20 février 2011
Magnifique et terrible vie que celle du poète romancier Alexandre Pouchkine (1799-1837), descendant d’un Africain et appelé à devenir le premier écrivain à avoir donné ses lettres de noblesse littéraire à la langue russe, vénéré comme tel en Russie. Jeunesse tumultueuse, dissidente politiquement, il connaît l’exil puis le carcan récupérateur de postes officiels imposés, notamment censeur, à l’opposé de ses aspirations libertaires. Pour les beaux yeux de sa frivole femme, il mourra lors d’un duel comme son héros Lenski dans son roman en vers, Eugène Oneguine, commencé à 22 ans et terminé quelque huit années plus tard. La simplicité classique de la langue de ce romantique exalté aura le mérite d’inspirer nombre de compositeurs, Glinka (Rouslan et Ludmila), Dargomyjski (La Russalka, Le Convive de Pierre), Moussorgski (Boris Godounov), Tchaïkovski (Eugene Oneguine et La Dame de pique, Mazeppa), Rimski-Korsakov (Mozart et Salieri, Le Coq d’or), Rachmaninov (Le Chevalier avare).
L’œuvre
Le tourmenté Tchaïkovski, né en 1840 et mort prématurément en 1893 sans que l’on sache de quoi, tout aussi fêté en son pays que Pouchkine (il aura droit à des funérailles nationales) crée en 1878 sa version musicale du roman en vers. Sa volonté toute moderne de vérité le pousse à refuser, pour ces rôles principaux de jeunes gens amoureux, des chanteurs vétérans et leur préfère la fraîcheur et la spontanéité de jeunes solistes du Conservatoire de Moscou.
Plus qu’un opéra avec nœud, péripéties et dénouement dramatique, il s’agit, comme l’intitule justement le compositeur de « scènes lyriques » en trois actes et sept tableaux, des moments dans la vie du héros Eugene Oneguine, un jeune gandin guindé, fringué et arrogant, jouant les dandies blasés et cyniques à la mode anglaise des Lovelace de Richardson et de Byron, en vogue dans les 1820. Séduisant d’emblée la romanesque Tatiana, jeune provinciale qui se livre à lui dans une lettre, prisonnier de son rôle, il la repousse, pour en tomber éperdument amoureux lorsqu’il la retrouvera plus tard mariée et princesse fêtée de la capitale, et en sera repoussé à son tour. Entre temps, il aura tué en duel son meilleur ami, le poète Lenski, après un badinage provocateur avec Olga, la fiancée de ce dernier. Bref, ce sont, pratiquement, à l’exception du duel, presque comme un accident qui ne semble avoir d’autre incidence sur l’histoire qu’un long voyage d’Eugene, des scènes domestiques et mondaines, avec deux bals antithétiques (province et capitale) et deux scènes tout aussi opposées entre Tatiana et Eugene, et deux refus symétriquement inverses de l’homme, puis de la femme, de répondre à l’amour de l’autre.
En sorte, non tragédie, mais drame d’un décalage dans le temps, dit-on, mais aussi, on ne le remarque pas, de deux couples mal assortis tels ceux de Cosi fan tutte de Mozart : le délicat poète Lenski, ténor, eût mieux convenu à Tatiana, soprano rêveuse et sentimentale telle une Fiordiligi, que la sœur Olga, mezzo frivole comme Dorabella, mieux avenue avec le baryton libertin Eugène. 
La réalisation
On dirait de cet opéra, par ses sentiments et situations, qu’il est « vériste » si le vérisme n’était souvent qu’une exacerbation de sentiments extrêmes alors qu’ici, tout est dans un intimisme qui, malgré les élans passionnés, demeure dans une grande pudeur dont même la transgression de la lettre d’amour de Tatiana n’est qu’une exaltation de cette limite rompue. La mise en scène subtile de Claire Servais colle à ce texte. On peut donc s’étonner du décor symbolique (Jean-Pierre Capeyron, qui signe aussi les costumes), pour la première partie, qui revient à un espace plus réaliste pour le palais du dernier acte, souligné de lumières expressives (jour, nuit, aube et sang brutal) d’Olivier Wéry.
Bardé de ces gerbes de blé de la récente moisson, ce cercle de bois en plan incliné, jouant avec le banc en planches de même matière et le parquet du sol, délimité à cour et jardin de grands panneaux de bois aussi, avec des interstices lumineux, est-ce une image concrète et abstraite à la fois de la grande forêt russe domestiquée et polie, comme les sentiments, par la menuiserie et la minutie de la politesse ? Les livres sur l’avant-scène, dissémination du romanesque amour de la lecture de Tatiana, puis less lettres, ne sont-ils pas eux aussi une humanisation - ou destruction- du bois en papier ? On n’en saurait dire la nécessité, mais il faut en reconnaître la beauté étrange de ce cercle ostensible de bois : sorte de scène dans la scène, autel ou piédestal pour l’entrée théâtrale d’Eugène, degré d’élévation de la révélation intime pour Tatiana, il permet un étagement très plastique des personnages, des groupes et un effet pictural très réussi pour la danse paysanne dont Olga la rieuse semble le centre entourée des serfs. Avec ce  rideau drapé qui tombe des cintres, devenant pour Tatiana, drap du lit protecteur pour la jeune fille apeurée par elle-même, voile de noces de ses rêves ou linceul brumeux et neigeux pour Lenski, l’effet en est poétique et efficace. Claire Servais poétise joliment la longue scène de la lettre d’amour de Tatiana : un arbre hivernal, mort, pointe taillée en crayon, avec pour feuilles simplement des feuillets, descend des cintres de la rêverie ; d’autres brouillons semés comme autant de feuilles mortes déjà des espoirs amoureux de fleurir et prendre racine, image du foyer (?), seront lus par le chœur et cœur complice des jeunes filles en fleur. Juste un détail qui signifie beaucoup de cette mise en scène simple et complexe par les réseaux délicats de sens : lorsque le désinvolte et froid Eugène, avec une fin de non recevoir son amour lui rend la lettre, la jeune fille ulcérée la glisse entre les feuilles d’un livre : incarné avec la fulgurance de la révélation en la personne concrète d’un homme, le roman d’amour rêvé de la lettre retourne au roman sans doute déclencheur. Dans la scène inverse où c’est l’ancien séducteur devenu amoureux d’elle qui lui donne une lettre, elle la déchire comme un chapitre d’amour à jamais clos : circularité inverse de la situation –qui eût justifié encore la présence du cercle maintenant absent…
Les costumes, dans des tons  généraux de camaïeu beige, grège avec des touches paille, situés à l’époque de la création de l’œuvre, sont d’une sombre beauté dans les scènes mondaines. Mais l’on s’étonne de la robe et du long voile de Tatiana sous une immense capeline d’un rouge passionnel souligné qui fait sourire quand Eugène la reconnaît aussitôt sous cet bizarre et opaque accoutrement.
L’interprétation
Dans le haut niveau vocal et musical qui signe le choix des distributions de Raymond Duffaut, c’est souvent les mises en scène qui font la différence dans les œuvres du répertoire présentées à Avignon. Eugene Oneguine ne manque assurément pas de grands interprètes aujourd’hui, mais il est rare de trouver, du premier au dernier rôle une telle homogénéité dans la qualité. Ainsi, on retrouve avec plaisir la voix sombre de Jean-Marie Delpas, minutieux ministre du mortifère duel, et la voix claire de Christophe Mortagne, ministre des menus plaisirs et des bonnes manières dans le rôle du Français Monsieur Triquet.
À Madame Larina, très slave, indolemment allongée sur le banc, Doris Lamprecht prête la largeur de sa voix et son élégance et langueur d’aristocrate reléguée en province, tandis que la voix plus sombre et toute en rondeur d’Isabelle Vernet donne à Filipievna, la chaleur protectrice et maternelle, rassurante, de la nourrice, la « niania » confidente de Tatiana. L’insouciante Olga est campée par la grâce rieuse de Marie Lenormand, mezzo au grave profond et rond, qui sait alléger sa belle et souple voix. Ces trois interprètes féminines aux tessitures graves proches mais aux timbres divers font un somptueux tapis à la clarté du soprano de Tatiana dans le duo d’entrée qui devient quatuor, mélancolique chanson d’amour des deux jeunes filles avec le contrepoint doux-amer des deux femmes âgées : trois ou quatre saisons dans la vie des femmes, le présent juvénile et ses espoirs et la réalité des rêves frustrés des aînés. Dans cette scène d’une grande délicatesse, on aura regretté (problème de spatialisation latérale ?) une disproportion de volume entre le couple des jeunes et celui des anciennes, équilibre rétabli lorsque Olga et Tatiana passent derrière les deux mères.
Difficile rôle que celui du Prince Gremine, époux final de Tatiana : il n’a qu’une scène et un air, mais sublime, pour s’imposer : Nicolas Courjal, débute dans ce rôle mais y entre si bien qu’on a du mal à imaginer quelqu’un d’autre. On ne l’a heureusement pas transformé en barbon, et son chant d’amour à Tatiana, il le murmure pudiquement en confidence, avec de tendres nuances difficiles à une grande basse, souvent affligée d’un large vibrato ; avec une rare élégance de phrasé, il caresse les mots et les notes, passant du sol bémol grave au mi bémol aigu avec la même aisance et égalité de ce timbre somptueux.
Lenski, rôle poétique par le traitement musical et vocal de ce poète, bénéficie de la sensibilité de Florian Laconi et de sa belle voix : redire qu’elle est franche, égale en volume, aisée et souple, que son timbre est lumineux, ses aigus éclatants et ses nuances toujours expressives, ne serait rien sans ce naturel dramatique qui nous bouleverse aux larmes, entrant dans cette prise de rôle comme un gant, élégiaque et viril dans son air : "Kouda, kuuda…". En Eugène, Armando Noguera est, par les qualités et la couleur vocales, à la fois égal et antithèse de Laconi : timbre sombre de baryton, à la belle couleur sur toute sa tessiture, il passe du sol grave au sol aigu déchirant de détresse avec facilité. Sa silhouette, son teint et son léger collier de barbe noire, son allure quelque peu hiératique, en font un héros sulfureux, presque méphistophélique, plus peut-être que romantique.
Grave corsé sans lourdeur, aigu lumineux qu’elle allège ou densifie suivant le texte, Nataliya Kovalova, incarne une Tatiana d’exception. Elle en traduit vocalement les vaporeuses rêveries romanesques, la fièvre, l’insomnie sensuelle de cette nuit de chaleur qui suit la découverte de l’amour. Dans sa lettre, avec des moyens toujours musicaux, il faut admirer ce passage, cette mue de la chrysalide éthérée en une jeune fille dont les sens parlent, s’avouent, demandent, exigent, espèrent et attendent l’homme. En une nuit, son timbre charnu et fruité, sa voix passionnément et intelligemment conduite, manifestent avec éclat que le jeune fille, avec le désir, a découvert en elle la femme.
L’œuvre est délicate et se gâte de pathos ou d’excès contraire, la mièvrerie. Le chef Rani Calderon évite ces écueils par une conduite à la fois ferme et douce, mais non doucereuse, qui met en valeur autant l’ensemble que le détail : cordes diaphanes qui nappent les couleurs délicates des pupitres, presque mozartiennes, hautbois, flûtes, clarinettes et ces touches dorées de cor pour l’air de Tatiana, cette trompette comme une révélation. Un grand moment de musique.
On saluera aussi les danses toujours bienvenues d’Éric Bélaud et, dans cette œuvre aux personnages si individualisés mais si chorale la belle tenue des chœurs (Aurore Marchand). Ce qui autorise à entrer dans celui d’un public unanime à applaudir avec enthousiasme cette réussite.

Photos :Cédric Delestrade/ACM-Studio/Avignon
1. De gauche à droite, Vernet, Laconi, Noguera,  Lamprecht, Lenormand, Kovalova ;
2.  Tatiana et son lit;
3. Les paysans et Olga.
4. Lenski et le voile nuptial linceul.
 















 

lundi, février 21, 2011

l'Heure du thé


L’HEURE DU THÉ
YETE QUEIROZ, mezzo
Opéra de Marseille,
Février 2011

On se saurait manquer le rendez-vous crépusculaire de L’Heure du thé, celle des rossignols du CNIPAL (Centre National d’Insertion Professionnelle d’Artistes Lyriques). Cette fois-ci, exceptionnellement, dévolue en entier à la franco-brésilienne Yete Queiroz, et pleinement sirotée grâce cette adorable mezzo, admirée déjà ici-même dans la Djamileh de Bizet à Pourrières, en juillet 2009. Cette fois-ci, avec la complicité au piano de Nino Pavlenichvili, la chanteuse a déployé un vaste arc-en-ciel de musiques, du Baroque à l’opérette américaine et à des chansons, en passant par la zarzuela espagnole et autres mélodies hispaniques et brésiliennes avec un égal bonheur. Et le nôtre fut total.
En vaporeuse robe longue en lamé or aux chatoiements d’ananas, mettant en valeur son teint de fruit exotique et ses yeux noirs intenses, longs pendants d’oreille, elle attaque son récital par la magnifique déploration « Sposa, son disprezzata …», attribuée sans garantie au Bajazet de Vivaldi. Prudemment, elle coupe de respirations dramatiquement expressives les grands arcs de l’aria sans en détruire le galbe mais assure de jolis trilles et crescendi sans s’exposer encore à la périlleuse messa di voce. Le timbre est égal, soyeux, plein, l’émission facile, la voix ronde, souple, la ligne est tenue impeccablement. Même expression touchante sans dramatisme appuyé, d’une grande noblesse, dans le lamento, les déchirants et sobres adieux de la Didon de Purcell. Les ornements du da capo sont beaux, les aigus éclatants, les graves ombreux sur cette basse descendante  poignante, mais ce n’est pas une grande critique à cette charmante polyglotte que de lui conseiller de ne pas trop fermer certaines voyelles (a, o) de l’anglais. Après ces arie di portamento, sur la tenue du souffle et le legato, le troisième air baroque, de fureur du Sesto de Giulio Cesare de Händel, contraste par la vélocité voulue, volubilement vengeresse, de l’affect exprimé, et démontre encore la maîtrise technique vocale et stylistique autant que les dons d’interprète de la cantatrice.
Robe verte, cheveux dénoués, sa partie hispanique commence par deux morceaux traditionnels espagnols joliment harmonisés par le grand poète Federido García Lorca, les  délicieuses Morillas de Jaen, un zéjel du XV e siècle, bref poème octosyllabique au couplet monorime par trois vers du couplet et un refrain, d’une ravissante simplicité et des demi-teintes toutes en douceur ; excellente diseuse, elle chante avec un brio étourdissant et des couleurs parfaitement hispaniques le Café des chinitas avec un mordant, une netteté, une précision sans bavures de ce vrai bel canto à l’espagnole, toujours virtuose même dans le flamenco, qu’on appelle « cantar limpio », ‘chanter propre’. On retrouvera ces qualités dans les deux extraits de zarzuelas, ouvrages lyriques typiquement espagnols qui vont de l’opérette à l’opéra, la « Chanson de la gitane » de La alegría del batallón de José Serrano, avec une grâce toute andalouse et, avec un charme souriant madrilène, la piquante chanson de Paloma du Barberillo de Lavapiés d’Asenjo Barbieri.
Les deux autres airs du catalan Xavier Montsalvatje, extraits de ses fameuses Canciones negras, l’adorable « Berceuse pour un négrillon » qu’elle chante avec une tendresse fruitée et le « Yambambó » sur le poème du grand poète cubain Nicolás Guillén, avaient déjà toute la couleur caraïbe et africaine qui seront celles des mélodies toutes de couleur et rythme d’Heitor Villalobos de son Brésil originel, magnifique cadeau car ce sont des inédits. Nouvelle occasion pour l’interprète de faire preuve de couleurs et demi-teintes très variées, malicieuse, dramatique, déroulant l’envoûtant Xangô, invocation sur des percussions du piano, à l’orisha, divinité du panthéon de la santería, religion syncrétique originaire d’Afrique, acclimatées par les esclaves noirs dans les colonies. Ce voyage en Villalobos se clôt sur le Samba classico (masculin en brésilien], chant d’amour au Brésil que la chanteuse prend à l’évidence à son compte : « Ô ma terre, mon peuple, ma patrie… »
Deux extraits de comédies musicales américaines de Kurt Weill manifestent encore les versicolores possibilités de l’interprète, ainsi que deux chansons, l’une, qui modernise la vieille métaphore baroque de la vie comme théâtre, « La vie est un cabaret » et l’autre, un air brésilien dont on ne peut s’empêcher de lui renvoyer en écho et hommage les paroles captées : « que cosa mais linda… » , « moça de corpo », « a lindeza que existe ».
Mieux qu’accompagnant au mieux Yete Queiroz, Nino Pavlenichvili dialogua avec elle au piano, partageant aussi l’espace musical en soliste jouant, d’abord, une Sicilienne de Vivaldi, avec cette croche pointée comme une poignante blessure de douce mélancolie, puis l’Aria toute rêveuse de Bach, déroulant un éventail joliment perlé, le Tango alangui d’habanera d’Albéniz et l’Ouverture de l’Opéra de quat ‘sous de Weill.
Le soleil pouvait se coucher le cœur restait ensoleillé.
Photos :
1. Yete Queiroz ;
2. Nino Pavlenichvili.


mardi, février 15, 2011

Quatuor Caliente

QUATUOR CALIENTE
Les Trois mousquetaires du « Tango nuevo »
Rencontres musicales de Cassis, 
10 février 2011
Qui sont quatre en réalité, bien sûr, comme les héros de Dumas. Quatre comparses donc, amoureux du « Tango nuevo », ce nouveau tango renouvelé, dans les années 60, par Astor Piazzola (1921-1992), s’unissent en 2000 pour en être les interprètes chez nous et leur succès est tel qu’ils vont porter cette bonne nouvelle musicale à l’étranger aussi. Première bataille gagnée en 2004 : les quatre lascars remportent le concours international Piazzola Music Award à Milan, couronné par un premier disque, Libertango (Acon/Harmonia Mundi) , suivi d’un autre en 2007.
Les voici, ce soir, à Cassis, dans l’Oustau Calendal, pour officier ce rituel dévot à Piazzola et autres grands musiciens argentins. De formation classique, élève du compositeur Alberto Ginastera (inspiré dans ses mélodies du folklore argentin) et, un temps, disciple de Nadia Boulanger, Piazzola arrache le tango à ses traditionnels instruments, bandonéon et guitare, à l’emprise rythmique de la danse et l’ouvre aux influences de la musique contemporaine, jazz, jeux de tonalités élargies ou limites, sons percutés ou frottés des doigts, des mains, sur les ailes de formations instrumentales plus larges.
C’est un ensemble de ce modèle que suit ce Quatuor caliente avec un emblématique bandonéon (Gilberto Pereyra), un piano (Cedric Lorel), une contrebasse (Nicolas Marty) et aussi un violon  comme flamberge brandie au vent (Michel Berrier). Chaque pupitre a son moment d’autonomie dans ces musiques ambitieuses, de jeu soliste virtuose, même la contrebasse (Contrabajeando). Serpent ondulant, éventail plissé, arc-en-ciel d’harmoniques, le bandonéon joue de ses stridences, de ses agaçantes et même angoissantes mais délicieuses acidités, évadé et évasé vers des aigus que strie amoureusement ou rageusement et orageusement le violon (Verano porteño) tandis que le piano martèle des accords graves décomposés sur les scansions fatales de la contrebasse en pizzicati sombres. Le son est ample, généreux, riche, d’une enveloppante chaleur, les accords raffinés.
Dans cet écrin somptueux, la perle rare d’une voix, perlée, délicate et forte à la fois : la chanteuse Sandra Rumolino. Gracile et gracieuse silhouette en s sinueux alangui de compadrita racée, robe noire moulante au corps, ou légère dentelle obscure sur dessous chair, cheveux courts : un moineau, un « piaf », une Piaf, un joli Tanagra des faubourgs porteños  de Buenos Aires. Pas d’effets grossis, pas d’effectisme expressionniste à la limite de la caricature qui sont le lot, trop souvent, des chanteurs de tango tanguant de glauques sanglots. Sandra a une expression juste, précise rythmiquement et, dans cette voix d’une pureté remarquable, elle glisse avec une sensibilité sans sensiblerie, toute la déchirante et humaine détresse de ces musiques et textes : elle se penche avec tendresse et une douceur acérée sur ce Chiquilín de bachín, ce pauvre petit vendeur de fleurs, croque avec humour la silhouette de ce Títere de Borges, ce  compadrito, type du petit gars de faubourg, fringant et fringué, fort en gueule, arrogant et bagarreur, jouant les mecs, mandón, autoritaire dans ses rapports, dérisoire marionnette des clichés citadins de la virilité. On passe par la touchante Balada para un loco, texte d’Horacio Ferrer, avec lequel Piazzola écrira l’opéra tango María de Buenos Aires, un classique désormais, qui permet, dans la milonga, à Sandra Rumolino l’apothéose d’une identification passionnée. Et l’on n’oublie pas, en français, cette intense et profonde chanson sur l’oubli.
Hommage est rendu également, au grand pianiste et compositeur Horacio Salgan, à Gustavo Beytelmann, au duo Scarpini/Caldarella dans ce concert qui, au-delà de Piazzola et du tango, est un bel hommage à la musique, la grande, c'est-à-dire, au-delà des genres, la belle.

Cassis, Oustau Calendal, 10 février 2011,
Quatuor caliente, Sandra Rumolino, chant
Musiques d’Astor Piazzola, Horacio Salgan, Gustavo Beytelmann, Scarpini et Caldarella.
Photos :
1. Une chanteuse touche par la grâce ;
2. De droite à gauche : Nicolas Marty, Cédric Lorel, Sandra Rumolino, Gilberto Pereyra et Michel Berrier.

jeudi, février 10, 2011

DER FREISCHÜTZ


DER FREISCHÜTZ
livret de Johann Friedrich Kind,
musique de Carl Maria von Weber
Opéra de Toulon
30 janvier 2011

L’Opéra de Toulon, sous la houlette avisée de Claude-Henri Bonnet, est devenu le lieu de productions d’un rare éclectisme où l’on peut applaudir dans une saison tant des œuvres du répertoire que des ouvrages plus rares et même jamais donnés en France, tel le superbe Street scene de Kurt Weill dont on a déjà parlé ici. La programmation 2010/2011 a déjà affiché, à côté d’une Thaïs aujourd’hui délaissée ailleurs, Orphée aux Enfers d’Offenbach venu du paradis du Festival d’Aix-en-Provence ; l’on attend la peu fréquentée Rondine de Puccini (25, 27 février et 2 mars), la guère plus escaladée vocalement Linda de Chamounix de Donizetti (25 et 27 mars), Dido and Æneas de Purcell, création, avec rien moins qu’Anna Caterina Antonacci (19, 22 et 24 avril), un autre hilarant Offenbach par « les Deschiens », ces Brigands (13 et 15 mai) fameux mais fantomatiques ailleurs, un récital de June Anderson (11 mars) et, aujourd’hui, l’opéra romantique par excellence, en création à Toulon, Der Freischütz.
L’œuvre
Il est un air, pour qui je donnerais,

Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber.
Un air très vieux, languissant et funèbre…

On se souvient des nostalgiques vers de Gérard de Nerval qui associait à ces fameux compositeurs en son temps Weber (prononcé Webre), à la vie encore plus brève que celle de Mozart, son cousin germain par alliance, aussi précoce et aussi prématurément disparu que lui puisqu’il ne vécut que cinq ans de plus (1786-1826).
Si le sujet en peut aujourd’hui sembler désuet, il ne faut pas minimiser, historiquement, l’impact, en 1821, à Berlin, de ce premier opéra proclamé « romantique » et allemand en une époque où règne la musique italienne en Europe avec, souvent, des thèmes néo-classiques encore antiquisants ou médiévaux. L’Allemagne, morcelée en une constellation de principautés et de royaumes indépendants, ravagée pendant la Guerre de Trente Ans (1618-1648), avait émergé lentement au cours du XVIII e siècle  et la Prusse, tentant d’imposer une unité qui ne se fera qu’un siècle encore plus tard, dans le camp des vainqueurs de Napoléon, se cherche une expression culturelle autonome, anti-française bien sûr, et anti-latine en général, ce que réussira plus tard Wagner pour la musique.
Weber en est le premier maillon avec cette histoire fantastique et réaliste à la fois, qui, sur fond de forêt germanique, mêle satanisme et monde rural local avec son folklore, ici les compétitions de tirs, située ici symboliquement en 1650, au sortir de la terrible saignée de la Guerre de Trente Ans. Manière de rénover le Moyen-Âge à la mode romantique, c’est comme un preux chevalier lors d’un duel que Max, garde-chasse, doit gagner la main de la fille du garde forestier du prince pendant un concours de tir dont il doit sortir vainqueur. Assailli de doutes sur ses capacités, il n’hésitera pas à signer un pacte avec Samiel, le Diable, par l’intermédiaire de Kaspar, âme damnée cherchant sa délivrance, qui lui fournira les balles magiques de la victoire. Il ne faut pas oublier non plus que l’ombre des forêts et de la magie noire est aussi un envers du Siècle des Lumières qui avait inventé le roman noir gothique.

Réalisation et interprétation
Considérant tout cela, on saluera l’atmosphère générale réussie des décors (Laurent Peduzzi), costumes (Marie Sartoux) et lumières (Joël Hourbeigt) : sur fond ombreux, une lune immense, des tables en croix renversée et, lentement, des personnages de sombre vêtus, chapeaux et amples manteaux détachant vaguement des visages. Sinon encore un cauchemar, un rêve éveillé dans les brumes épaisses d’une conscience malheureuse ou ténébreuse, mal à l’aise à coup sûr. De vagues éclats de fleurs jaunes et rouges : une atmosphère picturale angoissante à la Caspar David Friedrich, non une reconstitution chronologique. Seule note lumineuse, la longue robe blanche néo-classique d’Agathe dans sa chambre à l’acte II, avec cet œil de bœuf rouge en lune interne et le lit Restauration. La scène infernale de La Gorge aux Loups, telle une descente aux enfers de son inconscient par Max, est figurée par des escaliers et échelles métalliques modernes soulignées par la lumière rouge.
Dans sa mise en scène, Jean-Louis Benoît semble avoir opté pour la beauté plastique des tableaux, mais en accuse aussi le statisme, le seul mouvement étant donné par la chorégraphie d’Érick Margouet qui anime joliment les danses des paysans. La direction d’acteurs semble absente et abandonnée aux tempéraments personnels des chanteurs, telle la volubile et mobile Aennchen de Mélanie Boisvert, aussi ravissante que ses airs de voltige, jolie rôle et voix de soubrette ou second soprano complice et amie, un plaisir pour l’oreille et les yeux. C’est aussi le cas du Kaspar Roman Ialcic, qui emporte l’adhésion tant par son jeu dramatique de personnage possédé cherchant désespérément à se libérer de son pacte avec le diable que par la beauté d’une voix profonde de baryton basse. À côté de lui, le Max de Jürgen Müller, fatalement pâlit et pâtit d’un problème vocal qui lui fait détimbrer les piani à l’inaudible, ce qui n’est guère rattrapé par un jeu raide et inexpressif. En Agathe, grande et longiligne blonde, Jacquelyn Wagner a une très belle et noble allure, doublée d’une voix de même qualité, presque irréellement instrumentale, qu’elle tient, sans effort, admirablement et poétiquement à la corde tel un violoncelle ou violon, ligne superbe.
Tout le reste de la distribution mérite d’être cité : on retrouve avec plaisir la balle basse du Kuno de Nika Guliashvili ; Igor Gnidii, baryton,  campe un Kilian plein de charme railleur ; un autre baryton, Bartolomiej Misiuda, est le prince Ottokar  avec autorité et une basse encore dans cet opéra d’hommes aux voix sombres à l’exception du ténor et des deux femmes, Fernand Bernadi, est un Ermite vibrant. L’acteur Jean-Michel Fournereau  a le rôle  du Diable Samiel qu’il joue de son corps et allure.
Les chœurs sont remarquables de discipline et de nuances et l’on ne s’en étonnera pas sous la houlette et baguette de Laurence Equilbey. Dès l’ouverture, comme un lever de rideau, elle fait naître une onirique brume légère et rêveuse, des éclats estompés de cors d’une étrange douceur, puis déroule le motif d’Agathe comme un fil d’or de la partition. Les couleurs des divers pupitres sont mises en valeur sur le nappage tendre des cordes. C’est structuré mais souple, bien articulé, d’une infinie finesse qui fait rutiler les gemmes délicates de cette partition. Un bonheur. 

Opéra de Toulon, nouvelle production
en partenariat l’Opéra-Théâtre de Saint-Etienne
28, 30 janvier, 1er février
DER FREISCHÜTZ
Direction musicale : Laurence Equilbey
Orchestre, chœur et ballet de l’Opéra
Mise en scène :  Jean-Louis Benoît ; décors : Laurent Peduzzi ; costumes : Marie Sartoux ; lumières :  Joël Hourbeigt ; chorégraphie : Erick Margouet .
Distribution :
Agathe :  Jacquelyn Wagner ; Aennchen :  Mélanie Boisvert ; Max :  Jürgen Müller ; Kaspar :  Roman Ialcic ; Kuno : Nika Guliashvili ; Kilian :  Igor Gnidii ; Ottokar : Bartolomiej Misiuda ; L’Ermite : Fernand Bernadi :
Samiel :  Jean-Michel Fournereau.
Photos : ©Frédéric Stéphan
1. Roman Ialcic, Jürgen Müller, Nika Guliashvili ;
2. Mélanie Boisvert, Jacquelyn Wagner : mortuaire couronne de fleurs;
3. Sur la fiancée évanouie, se penchent Aennchen, le fiancé debout et, à droite, le père.

samedi, février 05, 2011

JUAN DIEGO FLÓREZ

Récital Juan Diego Flórez, ténor,
Vincenzo Scalera, piano
Opéra de Marseille,
31 janvier 2011
Après le triomphal accueil fait au chant vériste de Cavalleria rusticana et de Pagliacci, entre deux de leurs représentations, le public de Marseille a accueilli en apothéose le représentant actuel le plus consommé du vrai bel canto au sens propre du terme, le chant orné virtuose hérité du baroque, le ténor péruvien Juan Diego Flórez. Bel éclectisme de goût, large éventail de styles vocaux, mais dont le facteur commun, vériste ou belcantiste, est la beauté du chant, l’engagement des chanteurs, que ce public ardent sait reconnaître avec gratitude.
Secondé d’un remarquable pianiste au palmarès éblouissant, Vincenzo Scalera, qui a accompagné les plus grands chanteurs, Flórez, que les plus grandes scènes du monde s’arrachent, dès son premier air, a ébloui une salle aussitôt séduite, dont la ferveur est allé crescendo jusqu’à un final, répétons-le, d’apothéose, de communion passionnelle debout à laquelle répondit la générosité aussi inépuisable du chanteur, multipliant des bis acrobatiques, dont le dernier, l’air fameux de La Fille du régiment de Donizetti avec sa fameuse série de contre ut enchaînés, déchaînait le délire du public hurlant  : « Merci, merci ! ».
Il y a, d’abord, cette présence, cette prestance, cette allure à la fois noble et simple, ces gestes économes, élégants, qui accompagnent  finement la musique intériorisée et extériorisé vers le public. Le timbre dru, serré, la finesse lumineuse du grain rappelle, avec cette élégance, le grand Alfredo Kraus. La tessiture de son récital a embrassé, dans une remarquable égalité de timbre et de volume, deux octaves et demie, avec des contre ut et des contre ré d’une confondante aisance, une ligne élégante tenue sans faiblesse, ce qui ne serait que des dons naturels exceptionnels s’ils n’étaient doublés d’une technique sans faille, sublimée par une musicalité, une articulation musicale et un phrasé au service d’une expression sensible sans sensiblerie, d’une sobriété intense : grand chanteur et grand interprète.
 La première partie s’ouvrait avec l’air de méditation du Titus de la Clemenza di Tito de Mozart (« S’il faut, pour être Empereur, avoir un cœur sévère, ôtez-moi l’empire ou donnez-moi un autre cœur »), à la noblesse convenue mais auquel Flórez prêtait sa noblesse naturelle et son art des vocalises pleines, nettes, perlées, d’une suprême beauté. Venaient ensuite deux mélodies de Rossini pleines de charme badin avant ce rarissime et tragique Otello du même, aux redoutables difficultés techniques et d’affects contrastés, dans lequel Manuel García, le créateur, faisait trembler de vraie peur sa fille María, la future Malibran. Avec un bel interlude de piano, c’était couronné par un Agnus dei encore de Rossini,  chant pieux hérissé de vocalises diaboliques.
Trois morceaux espagnols ouvraient la seconde partie, deux extraits de zarzuelas dans lequel le ténor régalait de sa maîtrise de ce style et de ces mélismes typiques qui, souvent ne le cèdent guère en difficultés au bel canto, suivis d’un air traditionnel de Barrera Saavedra, Adiós Granada, chant d’exil et de deuil de la femme aimée morte, exemplaire, bouleversant, du génie du peuple espagnol, avec les caractéristiques roulades virtuoses du flamenco autour de la même note, que l’interprète ornait avec une science populaire magistrale tandis que le pianiste se livrait à des variations originales de toute beauté. Il revenait avec deux airs de Rigoletto, le léger « Questa e quella » et « Parmi veder le lagrime » dramatique, pour finir avec un air bien plus rare de Verdi tiré de Un giorno di regno, d’une grande difficulté.
Puis ce furent, devant un public enthousiaste et debout, les six bis enchaînés, toujours de la même tenue vocale et technique, avec la même généreuse et inépuisable aisance. Une grande leçon de chant dans une simplicité et sympathie souriantes, contagieuses.
Opéra de Marseille
Récital de Juan Diego Flórez, ténor,
Vincenzo Scalera, piano.
Mozart, Rossini,  Serrano, Soriano, Barrera Saavedra, Verdi.
Photos Christian Dresse


vendredi, février 04, 2011

Cavalleria rusticana, I Pagliacci


CAVALLERIA RUSTICANA
Livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci,
musique de Pietro Mascagni
PAGLIACCI
Livret et musique de Ruggero Leoncavallo
Opéra de Marseille
28 février

Triomphale reprise marseillaise adaptée de ces deux opéras passés, en coproduction, du plein air grandiose des Chorégies d’Orange en 2009, à la proximité poignante d’une salle close sur la tragédie.
Les œuvres : le vérisme
La tradition a justement lié ces deux opéras courts, le premier, Cavalleria rusticana (‘Chevalerie paysanne’) de Mascagni, un acte, sonnant en 1890 l’entrée fracassante du naturalisme dans l’opéra, le «vérisme » ; le second, deux actes, 1892, Pagliacci (‘Paillasse’) de Leoncavallo, confirmant le succès de cette veine et offrant, avec le personnage emblématique du Prologue, le manifeste, l’esthétique du courant vériste : « personnages de chair et de sang, vraies larmes », pétition de réalisme, de vérité. Démentie, naturellement, par l’impossible vérisme de l’opéra avec des personnages qui chantent, aucun art d’ailleurs ne pouvant être réaliste, naturaliste ou vériste dans une vérité autre qu’une stylisation artistique du réel : donc, fatalement une esthétique de convention, qu’il est ridicule d’opposer à d’autres courants, baroque ou romantique.
Si l’on abandonne les théories abstraites pour le constat des créations pratiques, le vérisme, il est vrai, abandonne dieux, demi-dieux, héros historiques ou nobles, au profit de personnages apparemment plus communs, si le drame ne les élevait au-dessus d’une condition ordinaire. Il semble donc mieux défini par le choix de ses sujets, qu’on se gardera de qualifier abusivement de quotidiens, car le fait divers, le crime passionnel ne sont heureusement pas journaliers. Il est surtout caractérisé par sa vocalité qui rompt avec la tradition belcantiste romantique du chant orné (hors cela, La traviata serait vériste par son sujet), au profit d’une expression vocale plus brute et passionnelle, dans des tessitures plus centrales le plus souvent et un orchestre nourri qui a retenu les leçons de Wagner.
Inspirée d’une nouvelle puis d’une pièce de l’écrivain, dandy sicilien, Giovanni Verga, cette « Chevalerie paysanne », finit par le duel d’honneur, lourd héritage espagnol de la Sicile, qui oppose un époux bafoué, Alfio, à Turiddu, jeune séducteur de sa femme, Lola, lequel a déjà séduit et abandonné Santuzza, qui, désespérée de son rejet, alertera l’époux : larmes et sang, mais aussi toute la pesanteur d’une société ligotée par les préjugés de classe et religieux : la mort, telle un sacrifice rituel, a lieu lors de la fête de Pâques, de la Résurrection. L’opéra gomme la dimension sociale de la nouvelle de Verga : Turiddu, pauvre, revenant de l’armée, trouve sa fiancée Lola mariée à un riche : il refera sa conquête pour se venger du possédant et séduira aussi Santuzza, la plus riche héritière du village. La simplification de l’opéra perd cette densité.
Le plus subtil Pagliacci présente une pauvre troupe de comédiens ambulants de la Commedia dell’arte, dont le chef, qui joue le Paillasse, le clown, le comique souffre-douleur traditionnel, est avisé de son infortune par Tonio, bossu, Quasimodo à l’amour malveillant et non protecteur, dépité du rejet de ses avances par la jolie et légère épouse du premier. Dans le second acte, miroir apparemment festif du premier, pendant la représentation, voyant répétée par le jeu théâtral sa situation de cocu, gagné par la réalité de la situation fictive, alors qu'il prétendait auparavant que « le théâtre et la vie ne sont pas la même chose », le clown lassé de faire rire de ses dépens conjugaux, poignarde sa femme en pleine scène et l’amant accouru à son secours. Le Prologue, personnage de tragique Monsieur Loyal, annonçait le début du jeu, Paillasse conclut le meurtre par : « La comédie est finie! » C’est pendant la fête de l’Assomption, de la montée en gloire de la Mère Vierge au ciel : encore la religion d’amour qui, dans le sang de la religion païenne de l’honneur, finit pour la femme adultère, non pardonnée, non lapidée, mais poignardée.
Deux drames excessifs de la jalousie qui rappellent celui de Carmen, le premier à l’inverse, puisque c’est l’homme volage, vainement supplié par l’amante, Don José féminin, qui meurt ; le second, plutôt la nouvelle de Mérimée où García le Borgne, le mari de Carmen, au lieu d’être assassiné par José, tuerait lui-même les amants. On le remarquera : le XIX e siècle crée le joyeux vaudeville bourgeois et le cocu roi, mais manifeste le goût du crime passionnel chez les gens du peuple : à chaque classe sa solution de l’adultère. Mais la religion sociale de l’honneur, qui contredit la religion du pardon des offenses, autrefois privilège exclusif de la noblesse (sauf en Espagne), est devenu apanage du peuple, de sa « Chevalerie rustique » ou paysanne, bref, populaire.
Cavalleria rusticana
Les passions sauvages se plaisent au grand air, mais Jean-Claude Auvray reprend ici en vase clos ses deux mises en scène d’Orange, avec une adaptation du décor de Bernard Arnould sous les lumières subtiles de Laurent Castaingt, crues, cruelles, bleu nuit d’acier : symbolisme épuré pour naturalisme esthétique de l’œuvre.
À vérisme avéré, fond de scène réaliste : la vue d’un village de Sicile en grisaille d’aube, amoncellement de maisons, avec quelques toits découpés en premier plan, rosés au soleil levant, pour la sensation de profondeur, de relief. Maisons à la géométrie méditerranéenne cubique, arêtes définies, faces ombre et lumière au contraste aigu, pressentiment d’un cubisme à venir. Au sommet, écrasante, l’église baroque et, crénelant les crêtes, les ruines d’une forteresse, vestige sans doute des six siècles d’occupation espagnole : la Croix et l’Épée, la force oppressive et répressive, religieuse et militaire, sur les consciences et les corps. Si l’on ne trouve plus le titanesque rosaire noir, on retrouve le Christ géant renversé, chu ou déchu, vainement fleuri, prié, supplié (« Oh, signor ! »,) inflexible et inexorable idole, par l’héroïne torturée : Santa (‘Sainte’, de son nom), la pauvre Santuzza, excommuniée pour le simple péché de chair, qui se sent damnée et condamnée. Interdite d’église dans cette religion du pardon dévoyée impitoyablement par les hommes, elle est reléguée aussi de chez Mamma Lucia, n’osant entrer chez la mère de son amant oublieux : religion de la mère, redevenue image de la Vierge, revirginisée par la maternité, qui donne sa bénédiction au fils, multiplie les signes de croix, même sur le pain eucharistique avant de le couper.
Les costumes (Rosalie Varda), sont presque monochromes : noirs et gris pour les femmes, chemises blanches, gilet, avec des différences sociales marquées par les tailleurs, les sacs, les chapeaux, les cravates, mode années 50 du cinéma néo-réaliste (véritable héritier du vérisme). Infraction à la sombre austérité générale, Lola, l’épouse légère est dans le rose du bonheur de vivre sans scrupules, de mordre en païenne la vie («baiser la terre »). Elle semble croire en un Dieu d'amour qui pardonne autant que Santa, sa sombre et masochiste rivale, ne semble croire qu’en un Dieu punisseur «qui voit tout ». Cette société rigide du paraître et du qu’en-dira-t-on, hommes et femmes presque toujours séparés, est judicieusement montrée dans la fuite des regards, les esquives, la chemise bien blanche et la veste tendrement déposées sur une chaise par la mère pour le fils et que, relais maternel, l’amante abandonnée passe amoureusement à son amant parjure : le mâle impeccable, sans peur même s’il n’est pas sans reproche.
Tout sonne juste et vrai. Sauf, l’incongruité déjà signalée, de la scène où Lola et Turiddu, les adultères de l’ombre, flirtent outrancièrement  au grand jour, se bécotent devant tout le monde, et pratiquement au nez et à la barbe du terrible époux qui survient. Même avec des mœurs plus douces, cela finirait mal.
À la tête de l’orchestre, Fabrizio Maria Carminati, tout juste nommé Premier chef invité de l’Opéra de Marseille, avec une belle flamme italienne, joue le jeu de cette musique parfois facile, de ce pathos qui nous remue, ménageant poétiquement ces parenthèses de prélude et interlude étrangement paisibles dans ce flot torrentiel, passionnel qui nous emporte : toute la noblesse populaire d’une veine mélodique poignante de simplicité.
Les chœurs, comme dans la tragédie antique, qui se déroule ici sur l’agora, parfaitement préparés par Pierre Iodice, ne souffrent pas des mouvements très plastiques et pertinents de la mise en scène.
Avec émotion, on retrouve Viorica Cortez, dont on a encore dans l’oreille le mezzo large, cuivré, généreux, voix désormais plus sombre, d’une rondeur maternelle, Mamma Lucia émouvante, déjà écrasée par le pressentiment féminin de la fatalité sur Santa et son fils. Patricia Fernandez, campe joliment en voix, jeu et démarche, la légèreté de Lola avenante, aguicheuse, inconsciente, roucoulante, pleine de grâce physique et vocale. Le mari, riche charretier brutal, presque capo mafioso, entouré de ses hommes en noir pour d’obscures besognes, est incarné magistralement par le baryton espagnol Carlos Almaguer : voix large, puissante, sombre ; son duo avec Santa, déchirée de remords, de lui avoir révélé son infortune, n’a pas besoin de dire verbalement qu’il exclut tout pardon : sa voix annonce déjà la noire vengeance de sang.
En Turiddu, on retrouve avec plaisir chez lui Luca Lombardo, voix lumineuse de ténor français pour un rôle sombre de méditerranéen, qui sert ce personnage léger puis tragique qu’il semble sentir dans ses fibres et cordes : c’est d’abord le joyeux jeune coq du village, mains dans les poches et bien dans sa peau heureuse d’une bonne nuit bien accompagnée, euphorie et griserie du plaisir, cruelles pour l’amante charnelle frustrée, exapséré grossièrement par la pressante Santa se conduisant déjà en épouse ou Mamma, mâle facile ne pouvant s’empêcher de frétiller à la vue de la coquette Lola. Le jeu avec le feu le brûlera. La voix est conduite avec élégance sans céder à l’inélégance brutale du personnage face à son amante désespérée, ses aigus sont attaqués avec finesse, en messa di voce,  jusqu’à leur éclosion rayonnante. Contrit et conscient après le défi d’une farouche grandeur à l’époux bafoué, prêt sans doute à payer, à expier, dans ses adieux à la Mamma, ce Marseillais, ému, nous remue.
Que dire de plus de Béatrice Uria-Monzon, admirée déjà à Orange, grande chanteuse défiant le grand air colossal par un jeu intense, doublée d’une superbe actrice nuancée dans l’intimité des gros plans de la télévision ? Dans la proximité affective d’une salle, ni effectivement trop loin ni trop près, son chant et son jeu demeurent toujours aussi justes et frappent toujours aussi fort émotionnellement et tout dans le respect de la musique, sans effets extérieurs.
Fière beauté blessée dans sa dignité et son honneur de femme, autre noblesse populaire, elle n’hésite pas à torturer le velours coloré et soyeux de son mezzo, pour prêter à Santuzza les tourments pathétiques de la femme bafouée, sorte de Don José féminin tentant vainement de retenir l’être aimé qui l’abandonne : errant, tournant, courant, dans une sorte de folie qui explique le paroxysme meurtrier de la dénonciation au mari, elle prie, supplie, caresse, s’abaisse, mendie l’amour, menace, maudit et tue l’amant volage par personne interposée. Le rôle est le plus lourd vocalement, orchestralement, d’une rare violence dramatique : un récit pathétique (« Voi lo sapete, o mamma »), et deux duos d’un dramatisme intense, avec l’amant volage puis avec le mari trompé. La grande tessiture de mezzo ou soprano Falcon lui permet de passer de graves sombres et angoissés à des aigus déchirants  dont l’expression, douleur, jalousie, rage, remords ne nuit jamais à la beauté. Comme je le disais déjà, elle a une authenticité qui justifie le vérisme dans son universelle humanité. Dès son entrée, serrée dans son châle noir, se heurtant comme un pauvre oiseau à l’interdit de l’église, de ses tabous,  symbolisés par ce Christ gisant aussi souffrant qu’elle, bouquet de fleurs en mains en supplique, elle est la tragédie en marche qui espère encore le salut et, penchée sur le corps de l’amant tué, en parallèle du Christ gisant, elle devient, autant que Mamma Lucia,  la Mater dolorosa : l’image de l’humaine douleur, la femme tenant entre ses bras non plus l’enfant, non plus l’amant, mais le fils mort. Dernier regard enfin, d’interrogation, d’incompréhension, mépris, haine ou amère dérision, à ce Christ impuissant, insensible et sourd à sa douleur, dont elle semble découvrir le creux.
Pagliacci
Passage du néo-réalisme blanc et noir à la comédie italienne (qui serait en technicolor)? Par un contraste joyeux avec Cavalleria, les costumes, sont d’une fraîche gaîté, mais cette mode toujours des années 50, rend quelque peu anachronique et invraisemblable, en logique vériste, le délire d’une foule pour un spectacle de Commedia dell’Arte, suranné, depuis longtemps remplacé à l’époque, justement, par le cinéma.
Sur un fond de grues, qui pourrait être Marseille en travaux, des lettres immenses de guingois, PAGLIACCI, mal coloriées, semblent souligner la ruine d’un monde dépassé, peut-être celui du personnage principal, pauvre vedette de ces petits spectacles de village, dont l’univers et le prestige s’écroulent en découvrant que, moqué dans le jeu qui lui assurait le succès, il était bafoué dans la vie par sa femme aimée : farce qui tourne en tragédie. Une camionnette surmontée par un tambour pour la parade des comédiens ambulants, une voiturette rouge, quelques coffres en osier, et les éléments d’un théâtre de tréteaux monté à vue, ou plutôt cirque qui sera, celui, ancien, du sacrifice.
Effet baroque du théâtre dans le théâtre, s’adressant devant le rideau, en Prologue, ou Monsieur Loyal chargé d’annoncer le spectacle puis en Tonio, le clown bossu maléfique par qui la délation de l’adultère et le malheur arrivent, nous retrouvons Almaguer, aussi grandiose en voix : il détaille d’un beau phrasé le texte manifeste du vérisme. Alliance du jeu, des moyens vocaux, des couleurs changeantes, en amoureux transi et vindicatif, il est pitoyable et terrifiant, insinuant, vénéneux face au mari, redoutable Othello de cirque, il fait frissonner de vérité malsaine et malfaisante. À l’opposé, avec sa sérénade d’Arlequin, le ténor Stanislas de Barbeyrac déjà salué dans ces chroniques, séduit par un timbre blond, une émission aisée, une expression juvénile et poétique. Étienne Dupuis, élégant baryton, incarne un Silvio de grande classe, à la belle voix égale, sensible, qui semble aller de pair, de paire, avec son amante, rendant plus cruelle la sorte de mésalliance avec le mari brutal, Canio-Paillasse, de la Nedda-Colombine de Nataliya Tymchenko, timbre cristallin de soprano aérien, au vibrato slave un peu large dans un aigu mais ensuite canalisé comme une source fraîche : coquette et cruelle avec Tonio, elle caquette et cocotte, trille avec un doux roucoulis rêveur avec les oiseaux dans sa poétique rêverie, mais voix traversée des ombres du pressentiment dramatique, exaltée par l’amour. Puis elle est vraiment Colombine dans ses atours XVIII e siècle, dansante, virevoltante dans son menu menuet, gracieuse et légère dans les gestes stéréotypés de la Commedia dell’Arte, saisie par l’angoisse et acceptant, comme Carmen, sans se soumettre, le défi et la mort par le mari trompé. Lui, Canio, Pagliaccio, c’est Vladimir Galouzine, retrouvé dans sa grandeur : joueur, enjôleur, séducteur ou racoleur avec son public de villageois côté face, il est sombrement menaçant dès qu’on joue avec sa femme ; ni recul ni humour chez le clown professionnel du cocuage : ténor barytonant, au puissant médium, terrifiant d’éclat dans l’aigu, trapu, regard torve, costume et rôle endossés, il laisse parler sa déchirure humaine et son air de dérision tragique bouleverse. C’est un grand animal blessé qui laisse parler, hurler, chanter sa douleur, nous arrachant des larmes avec les siennes.
Opéra de Marseille
28, 30 janvier ; 2, 4, 6 février 2011.
Cavalleria rusticana de Pietro Mascagni  et I Pagliacci de Ruggero Leoncavallo
Chœur de l’Opéra (Pierre Iodice) ; Maîtrise des Bouches-du-Rhône (Samuel Coquard)  Orchestre de l’Opéra.
Direction musicale : Fabrizio Maria Carminati. Mise en scène : Jean-Claude Auvray. Assistante : Irène Fridrici.  Décors : Bernard Arnould. Costumes : Rosalie Varda. Lumières : Laurent Castaingt.
Cavalleria rusticana
Santuzza : Béatrice Uria-Monzon ; Lola : Patricia Fernandez ; Mamma Lucia : Viorica Cortez ; Turiddu : Luca Lombardo ; Alfio : Carlos Almaguer.
I Pagliacci
Nedda :  Nataliya Tymchenko ; Canio : Vladimir Galouzine ; Tonio : Carlos Almaguer Silvio : Étienne Dupuis ;  Beppe : Stanislas de Barbeyrac ; Villageois : Frédéric Leroy, Rémi Chiorboli.
Photos : Christian Dresse
Cavalleria rusticana

1. Santuzza et l'amant abandonneur (Luca Lombardo); ;
2.L'amant et l'époux (Carlos Almaguer).
3. Santuzza devant un Dieu muet (Béatrice Uria-Monzon).
I pagliacci
1. Canio , bête blessée (V. Galouzine;
2. Le charme de la Commedia dell'Arte;
3. Le drame fait irruption dans la farce (Nataliya Tymchenko,Vladimir Galouzine).


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